jeudi, mars 20, 2014

Crimée: le trésor méconnu de Massandra

Ballottée entre l'Ukraine et la Russie, la presqu'île de Crimée recèle pas mal de trésors... gaz, hydrocarbures... ce n'est pas mon domaine. Mais il existe en Crimée un trésor peu connu mais essentiel, qui est la cave de Massandra.
Un peu d’histoire d’abord : la culture de la vigne est très ancienne en Crimée, essentiellement sur la côte sud. Les grecs y ont fait du vin du temps de leur splendeur. Dans sa topographie de tous les vignobles connus (édition de 1866), Jullien cite des vignes indigènes et assure qu’on pourrait y faire du bon vin si on s’en donnait la peine. Or, au 18° siècle, le tsar Pierre Le Grand soignait son ulcère au vin de Cahors, le Kaorskoie vino, et l’église orthodoxe l’utilisait comme vin de messe. Avec la détermination des très-puissants, le tsar fit venir de Cahors des vignerons avec leurs familles, des plants, des barriques, bref il implanta au sud de la Russie un vignoble cadurcien. Puis le vignoble de Crimée se développa en copiant tout ce qui pouvait l’être : porto, madère, champagne, bordeaux, bourgogne… Dans son ouvrage 100 bouteilles extraordinaires de la plus belle cave du monde, auquel j’ai collaboré, publié chez Glénat, le collectionneur Michel Chasseuil, grand ami de Massandra, a fait la part belle aux vins de Massandra, dont la plus ancienne bouteille est de 1775 :
Muscat 1945 (nous reviendrons sur ce millésime).
Muscat 1934.
Cagore 1933. A base du cépage saperavi, c’est l’imitation du fameux vin noir autrefois produit à Cahors par chauffage des moûts, et récemment remis à l’honneur en France.
Muscat 1924.
Lacrima Christi 1897. Un vin liquoreux de grande classe, qui usurpe un nom célèbre… que se distaient déjà l’Italie (Vésuve) et l’Espagne (Malaga). Porto 1891.
The Honey of Altea Pastures 1886, un vin inventé par le prince Golitzin, et fortifié au miel.
Muscat de Lunel 1948, produit à partir du muscat à petits grains, connu à Lunel en France, mais originaire de Grèce.
Madère 1837.
On le voit, Massandra ne s’embarrassait pas des Appellation, contrôlées ou non. On trouve encore dans cette cave des tokays, des portos, des rieslings, des pedro ximenez, des sherries…
Massandra, ce sont depuis Nicolas II et le prince œnologue Golitzin, soit depuis 1894, sept tunnels parallèles de 150 mètres de long. Mais le plus intéressant est à venir, autour de deux dates dramatiques : 1945 et 1941.
En février 1945, du 4 au 11, Churchill, Roosevelt et Staline réglèrent en secret la face du monde d’après la guerre dans le palais impérial de Livadia, résidence de Staline. Faute de place, les phrases suivantes n’ont pas été retenues dans le livre :
« De Gaulle n’avait pas été invité, malgré la demande de Churchill. On sait que Roosevelt, qui mourrait deux mois plus tard, était très affaibli ; quant à son conseiller, Hopkins, ravagé par un cancer, on le portait sur une civière. Au cours de la conférence, on mangea, dit-on, trois wagons de cavier, et on but à satiété du Bourgogne et du Champagne de Crimée. Ces étiquettes contrefaites, c’était la place de la France. Et Roosevelt au moment des adieux, déclara en souriant à Staline que quand il ne serait plus président des Etats-Unis, il s’établirait représentant en Champagne du Caucase ! Amère conclusion… » Un président affaibli, un premier ministre abondamment abreuvé de bons vins, et un Staline resplendissant de santé, voilà le trio des vainqueurs, et on en connaît le résultat terrible.
Il faut dire que les vins de Massandra revenaient de loin, plus précisément d’au-delà de l’Oural : en 1941, devant l’avance des allemands, Staline avait réquisitionné des wagons pour évacuer les trésors de la cave de Massandra, un million de bouteilles, abandonnant en échange aux envahisseurs les blessés de l’Armée Rouge. Ce sont ces grands vins, de retour en Crimée, qui aidèrent Staline dans son triomphe de Yalta. On voit que les tsars de Russie, quelque soit leur dénomination, ont toujours eu le plus grand intérêt pour ce trésor national !
Aujourd’hui le vignoble de Crimée couvre plus de 30.000 hectares. On y cultive tous les cépages du monde, on y produit 50 vins liquoreux différents ! Qui l’emportera ? Il est trop tard, semble-t-il, pour refaire le coup de wagons.