lundi, novembre 20, 2006

Les fruits de mer

www.Pafmag.com, le magazine qui a horreur de l’eau, me prend au débotté d’une grande marée. Avez-vous un article pour le numéro d’octobre ? Ben non, je suis en train de trier mes coquillages pour mon prochain livre sur les fruits de mer. Tout en me demandant qui va s’intéresser à la différence entre la montre fauve et la mactre coralline, à supposer que je m’y retrouve. Qu’est-ce qu’on boit sur les fruits de mer ? Du muscadet, basta. Ou, si on a peu d’argent, le blanc de blancs spécial fruits de mer de chez Soize, qui vous donne à l’estomac les mêmes embruns qu’un vent de force 7-8. Ou bien du Cour-Cheverny, le vrai de cépage romorantin, pas le Cheverny qui n’est qu’un sauvignon commun. Le Cheverny est le seul vin que je connaisse qui ait souvent un goût de sel, et qui soit bon en même temps.

Tiens, le sel ! Pas bête, le sel.

L’existence d’un coquillage ou crustacé, sur une plage abandonnée, ou non, est, on le devine, une rude épreuve : il faut manger, en évitant de se faire manger. Et si on y arrive, tenter de se reproduire en repérant bien son état du moment. Est-on mâle, femelle, hermaphrodite, le truc là-bas dans l’eau est-il à fuir, à manger ou à embrasser ? Le temps d’y réfléchir, plouf ! la mer vous a fait boire la tasse et vous entraîne à mille pieds de gastéropode. Mais le pire danger du marin, Mesdames et Messieurs, c’est le sel! Le sel corrosif, usant, qui vous entoure de toutes parts. La salicorne, qui est une plante mais n’est pas bête, se gorge d’eau douce pour empêcher le sel de la pénétrer. Les mollusques bivalves qui filtrent l’eau laissent le sel les traverser.
« J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi . Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. »
( in Dune, de Franck Herbert, un expert en matière de pénurie d’eau).

Car le sel est la grande peur de la moule. Petit aparté : tout le monde connaît la grande lutraire. Eh bien, j’en ai souvent trouvé dans des étangs très éloignés de la mer, alors que c’est une espèce bien maritime. Contrairement à la libertine crépidule, crepidula fornicata, elle n’a pas pu être introduite par les Liberty Ships qui se sont arrêtés à la côte. Elle est donc arrivée dans nos étangs par mystère. Mais il semble qu’elle y ait vécu paisiblement et sans sel. Du reste, intérêt gastronomique médiocre.

Des découvertes récentes semblent contredire celle du grand savant Alphonse Allais qui écrivit : « la mer est salée parce qu’elle est pleine de morues ». Il semblerait en effet que la morue, qui certes est très salée, ne soit qu’un demi-poisson, côté droit ou côté gauche, et que son dessalage n’entraînerait pas une augmentation de la salinité de la mer. A cela s’ajoute le fait indiscuté que la Méditerranée est plus salée que l’Atlantique et qu’on n’y trouve pas de morues. La Mer Morte est encore plus salée, mais elle est morte. Bref, il faut faire avec.

Une de mes grandes expériences en 2006 a été de déguster du homard breton à Prat ar Coum, sur la rive de l’Aber-Benoît. Cuisson simple, servi tiède, accompagné simplement de pommes de terre à l’eau et d’un muscadet vieilli un an dans l’aber, et dans un endroit tenu secret bien sûr, car c’est en pays léonard. Ca devient une habitude, car une de mes grandes expériences en 2005 était de déguster de la langouste dans les mêmes conditions. Eh bien, ce muscadet n’était même pas salé, et même l’addition ne l’était pas trop. Comme quoi le sel respecte les bonnes choses, même les fruits de mer qu’il entoure, puisque nous en salons l’eau de cuisson.

Par contre, un séjour plus prolongé peut avoir des effets néfastes : ainsi j’ai vendu en tant qu’expert en vins, l’année dernière à Saint-Malo, deux bouteilles présumées Gruaud-Larose dont l’histoire est intéressante : le 2 novembre 1871, le trois-mâts Marie-Thérèse quitta les quais de La Lune à Bordeaux chargé de vins, d’alcools, de faïences, etc… Il fit naufrage dans le détroit de Gaspar qui se trouve en Indonésie. Un peu plus d’un siècle plus tard, des fouilles permirent de retrouver de nombreux objets, dont ces bouteilles. Je les ai vendues 600 euros pièce, ce qui est peu pour un souvenir d’histoire, sans doute beaucoup pour un liquide qui a été décrit ainsi lors du changement tardif des bouchons, par le Professeur René Pijassou :
« Une dégustation faite par un panel de spécialistes a révélé un bouquet exceptionnel où l’on peut encore distinguer des arômes d’orange, de vieux cuir, d’épices, de tabac et de feuilles mortes. La couleur est un peu passée, tirant sur le marron-rose, mais très dense et profonde. En bouche, l’attaque est bien nette, avec un goût de vin marqué quoiqu’assez fuyant et d’une tenue manquant un peu d’ampleur et de persistance. Une forte teneur en sel est malgré tout évidente, comme l’ont confirmé les analyses faites à l’Institut d’œnologie de Bordeaux. Cependant, la surprenante résistance au vieillissement de ce vin pourrait faire penser au millésime 1869, excellente année à Bordeaux, ou bien encore à celui de 1865, millésime exceptionnel à Saint-Julien. Il convient malgré tout de signaler qu’après 120 ans d’immersion en milieu marin, la qualité de ce vin reste très aléatoire et ne peut être de ce fait garantie. C’est donc davantage la quête d’émotions et de souvenirs qui guidera ici le collectionneur. »

Bref, tout juste bon à accompagner le plateau de fruits de mer le plus cher du monde, si un richissime collectionneur décide de figurer dans le Guinness Book.

Du sel, certes il en faut, mais point trop n’en faut. Mais depuis que je fréquente assidûment les fruits de mer, je suis effaré de leurs pratiques. W.C. Fields disait : « je ne bois jamais d’eau, les poissons pissent dedans ». S’il n’y avait que les poissons ! Mais il faut bien conclure. Et si le vin était le sel de notre vie ?