mardi, février 14, 2006

Château de Valandraud

Publié pour la première fois en avril 1994
Château de Valandraud

Le très rare et très cher Château de Valandraud, dernière star du merlot, illustre bien l'émergence de nouveaux vins dans le paysage bordelais, des vins très bons, très rares, très chers !
Le château de Valandraut est le dernier-né des nouveaux Bordeaux de haute couture apparus depuis quelques années dans le Libournais. Le domaine a été constitué par Jean-Luc Thunevin, négociant en vins de Saint-Emilion, sur deux groupes de parcelles totalisant 1,8 hectare, l'un en haut de la Côte Pavie, le second sur un affleurement de graves profondes près du château Monbousquet, entre Saint-Emilion et Libourne.
Le vignoble est conduit de façon très traditionnelle, plus comme un jardin que comme une entreprise. Vendanges vertes autant que nécessaire, palissage des vignes "selon la physionomie de chaque pied", J.L. Thunevin a choisi de faire le meilleur vin possible sans souci du coût.
La production très limitée permet d'ailleurs de ne pas s'en soucier, car le marché du vin est ainsi fait qu'un produit très rare et très bon trouve immédiatement un public.
La vendange se fait manuellement au meilleur moment, en attendant le bâchage des vignes sérieusement envisagé ! Toute la vendange est éraflée à la main, foulée à la main, puis fermente dans des cuves en bois ouvertes à la bourguignonne, à température élevée, avec des pigeages au bâton; on casse le chapeau de marc qui se forme sur le dessus du mout pour le plonger dans la cuve. Les fermentations malolactiques se font dans des barriques de chêne neuves, où le vin séjourne 14 à 18 mois. Il est embouteillé sans filtration, après un collage aux blancs d'oeufs léger.
Ces façons de travailler comportent des risques ( fermentation à température élevée notamment) récompensés par une matière plus dense, une concentration plus importante que dans un autre vin.

Le propos de Valandraud est bie de faire un autre type de vin, comme les Bourgogne Leroy sont d'autres Bourgogne, la Coulée de Serrant un autre Savennières. Le merlot est le cépage dominant à 75%, épaulé par le canernet-franc.
L'effet des rendements de 30 Hl/hectare est encore limité par saignée du moût et par la présence d'un second vin. Ces rendements pratiquement deux fois inférieurs à ceux de grands domaines bien tenus sont la condition impérative d'obtention de ces vins très concentrés et puissants que se développent dans le Libournais: Le Pin et La Fleur de Gay en Pomerol, Le Tertre-Roteboeuf et Valandraud à Saint-Emilion, ont en commun la prédominance du cépage merlot, des vendanges tardives, un élevage et parfois une fermentation sous bois neuf, des rendements limités, des critiques dithyrambiques, un prix de vente très élevé, une clientèle fanatique, et bien sûr la faveur de Robert Parker.
Il est très normal que ces nouveaux vignobles se soient développés dans le Libournais, en premier lieu à Pomerol, pays de petite propriété soigneuse et de prix élevé, où aucun classement des Châteaux n'encadre le prix des vins, et à Saint-Emilion où ce classement existe bien, mais reste relativement incompréhensible.
Pour se tailler ainsi une place si présente, ces vins se devaient d'être très bons, mais d'une manière évidente, d'offrir "plus de tout" au dégustateur, bref de gagner par K.O. !

On prédit parfois une désaffection rapide pour ce qui ne serait qu'une mode dictée par le susdit Bobby. On s'inquiète souvent du type très accusé de tous ces nouveaux vins, bêtes à concours qui ne laissent aucune chance aux valeurs confirmées.
Tout cela n'est pas faux, mais plutôt mal ciblé: on ne boit pas de la Turque tous les jours, et les gens qui achètent une Rolls ont aussi une autre voiture.
Le désir de faire le meilleur vin possible, qui est finalement le désir de retrouver l'illusoire grand vin de nos grand-pères, rencontre une vieille demande qui rend ces entreprises tout-à-fait viables à long terme, comme le sont les petites exploitations de Bourgogne ou d'ailleurs.
Dans ce petit peloton des vins dont la demande est très supérieure à l'offre, d'autres rejoindront sans doute Petrus et ses émules dans une émulation de sélection qui n'est porteuse que de bons vins à venir.

La production du Château de Valandraud est bien sûr très réduite:
le vin de 1990 a été vendu en vrac;
1991 très diminué par le gel a fourni 1000 bouteilles;
c'est en 1992 que débute vraiment la production de grand vin, avec 4500 bouteilles d'un vin très dense, extrêmement long en bouche, et d'un grand potentiel de garde.
1993 devrait être un grand vin. Ce grand vin a bien sûr un prix, qui est légèrement supérieur à celui d'un premier cru de Bordeaux, au niveau d'un Grand cru phare de Bourgogne ou d'une grande cuvée de Côte-Rôtie de Guigal; il s'adresse d'ailleurs à la même clientèle, la plus passionnée; les 3500 bouteilles de Valandraud seront vendues par quelques négociants de Bordeaux, mais n'appelez pas, tout est sûrement déjà réservé !

C'est le propre de ces nouveaux vins que d'être quasi-introuvables . Le prix auquel Valandraud a été proposé en primeur est de 240 à 280 Frs hors taxes, ce qui en fait l'un des trois vins les plus chers de la campagne, après Le Pin et Petrus.
Le Château de Valandraud, enfin, jouit des conseils de l'oenologue Pierre Pauquet ( Cheval-Blanc), de Michel Rolland ( oenologue célèbre), et d'Alain Vauthier, copropriétaire d'Ausone; ce qui semble prouver que cette expérience est suivie avec beaucoup d'intérêt à Saint-Emilion.

L'Avocat du vin, et le procureur du vin

Publié pour la première fois en décembre 1994:
L'Avocat du vin, et le procureur du vin (...).

Sans doute avez-vous déjà acheté le Guide des Vins de France de Robert Parker, peut-être vous l'a-t-on offert en triple pour Noël. Il s'agit une nouvelle fois d'un ouvrage de référence, qui regorge de découvertes et explore les régions peu connues: à noter, une étude bien complète des vins d'Alsace.
Mais le grand évènement de la littérature oenophile est pour moi la parution du pavé (dans la mare) de Guy Renvoisé, Le Monde du vin: art ou bluff. Renvoisé, éminent dénicheur de bons vins pour les grands restaurants, s'épargne d'ailleurs le point d'interrogation qui devrait ponctuer le titre, tant la réponse est pour lui évidente: bluff à 90%.

De prime abord, cet ouvrage touffu et un peu confus peut paraître comme le bougonnement d'un vieil amateur nostalgique, mais on se rend vite compte qu'il repose sur une érudition extraordinaire, une connaissance des sols et de la vinification dont peu de critiques approchent.
Renvoisé est très dur envers à peu près tout ce qui tient au vin d'aujourd'hui. De la stérilisation des sols bourrés de produits douteux ou recouverts de terres allogènes aux rendements faramineux de clones standardisés, des extensions illimitées des crus bordelais à la malignité des Bourguignons, de la bureaucratie inepte à la fiscalité spoliatrice, tout y passe, et il est heureux qu'il y ait une conclusion réconfortante pour nous dissuader de passer à la Badoit !

Renvoisé compte sur les doigts des deux mains les viticulteurs de chaque région, car il place la barre très haut. On ne peut citer tous les passages croustillants de ce livre, mais je ne résiste pas au plaisir de reproduire ses conseils pour bien acheter aux enchères: " Au moment où démarrent les enchères, placez-vous de préférence sur le côté, le dos au mur (...). Quand vous avez décidé de rentrer dans les enchères, faites votre annonce d'une voix nette et intelligible ou bien levez très franchement la main. Dès que la somme dépasse celle que vous vous êtes fixée, faites, avec votre avant-bras, des signes de dénégation très fermes (...)" On ne s'ennuie pas dans les salles de vente avec M. Renvoisé ! Je signale à ce propos que les frais sont fixes ( 10,854%) et non plus proportionnels comme indiqués page 138, et que l'on peut acheter sur ordre sans se faire "allumer" à tous coups.

Un livre comme celui de Parker donne des conseils, des notes, bref il guide et sécurise le lecteur. Seuls les américains ont cette faculté d'allier la Bible au reader's Digest. Le classement par points simplifie bien des choses: je rappelle que l'influence de la notation de Parker est de plus en plus grande sur le cours des vins français, et je connais bien des vignerons qui tremblent e attendant leur publication.
Le Renvoisé pose plus de questions qu'il n'y répond, dans une tradition bien française ! Il brocarde par ailleurs le système de dégustation des vins jeunes, la base des notes de Parker, affirmant non sans raison que les vins présentés dans ces occasions éphémères sont les plus susceptibles d'être appréciés, et ne reflètent pas toujours la qualité de l'ensemble; il lui oppose une technique simple: à la fin d'une dégustation, les bouteilles les plus vides sont toujours les meilleurs !

En résumé, c'est un ouvrage indispensable à tout amateur curieux. Je ne saurais terminer sans revenir au Grand Robert: il attaque curieusement les dégustations-marathon de dizaines de vins; ses notes sont pourtant fondées sur ce type de dégustations, qui déconcertent les vignerons eux-mêmes.

A lire: Le goûteur et le voluptueux

Publié pour la première fois en septembre 1997
A LIRE : LE GOUTEUR ET LE VOLUPTUEUX

C'est un recueil de notes, pensées et actions de l'oenologue Jacques Puisais, mises en scènes par l'écrivain Nicolas de Rabaudy. L'éventail parcouru est vaste, mais toujours traversé par un humanisme et une bonté qui rassasient l'âme et le palais. Pas de doute: la philosophie du vin et de la nourriture du professeur Puisais est bien latine (cf Enchères et en Vins N°16), à la recherche du plaisir et de l'équilibre plus que de la performance héroïque.

Au mot "héroïque", je sens que vous devinez de qui l'on va, encore parler ! Hé oui, c'est Bobby ! Ici le système Parker est bien expliqué; Jacques Puisais et Nicolas de Rabaudy, comme bien d'autres, s'inquiètent de la dérive vers des vins rouges d'extraction trop poussée et de boisé vulgaire, ou des liquoreux candidats dans "la course infernale aux degrés potentiels": les problèmes que nous pose Robert Parker ne sont pas dans la formulation de ses notes ou ses goûts personnels ( qu'il rappelle sans cesse n'être que personnels), mais dans l'interprétation qu'en font les esprits et les palais paresseux: la perversion réside dans l'introduction du chiffre dans le domaine artistique, si l'on veut bien considérer les grands vins comme des oeuvres d'art nées de la terre; je me souviens avoir lu ( mais où ?) que la réussite d'un sport tient à sa capacité à générer du chiffre ( classements, statistiques, probabilités) qui fixent l'attention du spectateur sur canapé.
Il en va de même pour les vins. Qu'est-ce qu'un 95/100 ( car c'est en définitive ce qu'on retient du classement) ? C'est un meilleur vin qu'un 90, et tout est dit. Un peu simple ! Du temps révolu où on accordait aux vins de la cuisse ou du corps, on était quand même plus explicite que ce jugement qui sonne comme l'énoncé du tour de poitrine d'un mannequin.
Puisais, lui, nous explique doucement, mais d'une manière implacable, qu'un vin n'est qu'un élément de la vie, qu'on ne saurait trop isoler, sauf pour des besoins d'analyse délimités, d'où le plaisir n'est quand même pas absent.

Comme Renvoisé, mais un Renvoisé souriant, il pose plus de questions qu'il n'assène de réponses.
Parmi ces questions, celle fondamentale, et naturelle aux vrais ruraux, de l'origine des produits: une tomate, ce n'est pas une tomate parmi tant d'autres, mais une tomate d'ici, ou de là, de telle nature...
Puisais préconise l'unité de lieu, l'accord inné des mets et des plats voisins, le bonheur dans la simplicité apparente. Prophète du plaisir, il n'hésite pas à se lancer dans l'antre du dragon de la Foire de Paris, " ce capharnaüm à cauchemars tout droit sorti de la défonce du consommateur" pour sauver par une conférence savante et gourmande quelques "frères de race, distraits du divertissement pascalien par les hochets du trompe-l'oeil en série !"
Car l'homme de science est aussi un pédagogue qui fait goûter les légumes aux enfants pour leur redonner le goût des racines. Encore plus passionnant, le Puisais intime dévoilé chez lui, qui couve sa cave de six cent crus, prête l'oreille à ses radis et fait parler les haricots ! Chaque aliment doit dévoiler son pedigree pour avoir droit de cité chez lui. Et il s'insurge avec bon sens contre les trafics alimentaires en tous sens (1).

Bref, voilà un livre qui ne laissera personne indifférent, car chacun s'y retrouvera et voudra s'élever avec lui. Moi, par exemple, qui lis en ce moment le chapitre consacré au pain ( le bon pain "unifie les quatre saveurs de base, le sucré, le salé, l'amer et l'acide"), tandis que Bleuzen est en Centre-Bretagne pour apprendre à faire du vrai pain en compagnie d'un ami sculpteur à la recherche d'un matériau noble; quelle heureuse coïncidence !

Jacques Puisais. Nicolas de Rabaudy: Le goûteur et le Voluptueux. Gérard Klopp Editeur, 212 pages, 1996

(1). "Que se produirait-il donc si, au lieu de végétaux, le boeuf se mettait à manger de la viande ? (...) Il se remplirait, notamment, d'acide urique et d'urate. Or l'urate a quant à lui des habitudes particulières. Les habitudes particulières de l'urate sont d'avoir un faible pour le système nerveux et le cerveau. Si la vache mangeait directement de la viande, il en résulterait une sécrétion d'urate en énorme quantité, l'urate irait au cerveau et la vache deviendrait folle ".
Rudolf Steiner, inspirateur de la biodynamie (qui conclut cet ouvrage), écrivait ceci en... 1923 ! Je ne sais si la démonstration est probante, mais la conclusion est d'actualité !

Lettre ouverte à Madame C. de Meursault

Publié pour la première fois en mars 1999:
LETTRE OUVERTE A MADAME C. DE MEURSAULT,
MAIS AUSSI AUX FRERES F. DE CHACE , ET PLUS GENERALEMENT A TOUS LES VITICULTEURS QUI S'ETONNENT ET S'INQUIETENT DE VOIR LE FRUIT DE LEUR TRAVAIL ATTEINDRE SUR LE MARCHE DES VINS DES PRIX SANS COMMUNE MESURE AVEC LE PROFIT QU'ILS TIRENT DE LEUR TRAVAIL.

Madame, vous m'avez téléphoné pour me faire part de votre amertume suite à ma vente publique de Bernay, en Novembre 1998, où nous avons adjugé à des prix très élevés des Meursault et des Corton-Charlemagne de votre domaine. Un mois avant, à Nantes, j'en avais vendu quarante bouteilles. En soi, cela n'est pas grand-chose, mais la demande est tellement importante pour vos vins que cela avait pris des allures d'évènement. A Bernay, il y en avait cent bouteilles, et s'y pressaient nombre d'amateurs et la plupart des grands négociants. Nous avons vendu cher - très cher.

Une chose tout d'abord: cet engouement pour vos vins est entièrement de votre faute. Je me souviens d'un article de la Revue du Vin de France, en 1984, consacré à votre mari. On y célébrait sa modestie, la sagesse de ses prix, et bien sûr l'extrême qualité de ses vins. Je ne dirai pas le contraire, après avoir bu un Charmes 1978 éblouissant qui faisait oublier, dans une longue après-midi, tout ce qui le précédait et tout ce qui le suivait. Quand on fait du vin aussi bon, on ravit les hommes, mais on tente le diable. Alors, comme, partout en France vos confrères et consoeurs qui sont l'honneur de la viticulture, vous avez du faire face à une demande croissante, et démesurée par rapport à vos possibilités. Vous auriez pu accroître largement les rendements, ou louer votre nom. Vous auriez ainsi contenté une large clientèle, qui n'est pas que de connaisseurs. Vous avez choisi de ne signer que ce dont vous êtes fiers. Vous auriez pu doubler ou décupler votre tarif, pour accorder selon la loi du marché votre maigre offre à la demande grandissante. Vous avez choisi de ne vendre qu'à qui vous voulez.
Mais voici que le marché des vins, spéculatif, international, parkerisé, et de plus en plus rapide, vous rattrape. Pas d'échappatoire: peu de vos clients ignorent la valeur de revente de vos bouteilles. Vous m'avez appelé pour vous étonner qu'une telle quantité de vos vins soient présentés en vente publique. Vous m'avez demandé de vous renseigner sur le nom des vendeurs.

Outre le secret professionnel auquel les commissaires-priseurs et moi sommes tenus, il va de soi que je ne donne pas mes sources ( du reste, les raisons de vendre des bons vins sont souvent moins intéressées que celles qui vous viennent à l'esprit: décès, déménagement, revers de fortune sont aussi le lot des amateurs de grands vins). En vous répondant, je n'ai fait que préciser mon devoir d'expert: assurer la régularité des transactions et l'authenticité des vins vendus, et fixer, non la valeur, mais l'estimation du prix probable de vente. En se reportant aux résultats de cette vente, on constatera que les espérances des vendeurs ont été largement dépassés.

Mais en vous répondant, j'avais bien conscience de ceci: ma réponse n'était pas appropriée à vos questions; une fois de plus, l'offre ne satisfait pas la demande ! En fait- et cela vaut pour tous les viticulteurs dont la production s'arrache et se revend - vous êtes désemparée par ce phénomène. Après tout, vous êtes des paysans, qui cultivez la terre et en tirez les fruits. Certains le font mieux que les autres. Vous n'êtes pas des commerçants.

Je suis d'origine rurale, et nous cultivons la forêt depuis des siècles. Je récolte des arbres qu'avait planté mon arrière-grand-père, et j'en plante d'autres pour les petits-enfants de mes enfants. Nous savons ce qu'est un travail à long terme. Comme vous, quand nous plantons,nous ne cherchons pas à évaluer - tâche bien impossible- la valeur de la production trente ou cinquante ans plus tard. Nous le faisons pour transmettre en bon état ce que nous avons reçu. Nous ne sommes pas des financiers... et sans doute pas de bons hommes d'argent. mais nous aimons notre travail parce qu'il est digne et profitable à tous. Et la vigne est sûrement ce que l'homme a inventé de plus noble et de plus complexe comme travail de la terre. Ce produit complexe a généré un marché complexe. Les grands vins ont toujours été chers; les grands négociants ont souvent été plus riches que les viticulteurs, et ils sont pourtant nécessaires.

Dans votre métier où "l'on vit pauvre mais on meurt riche", vous n'avez pas que des déconvenues. Certes, cela n'est pas agréable de voir des intermédiaires faire un gros profit sur des oeuvres dont tout le travail vous revient. Van Gogh vécut pauvre, et il est mort pauvre. Le dixième de la vente actuelle d'une de ses oeuvres l'aurait sauvé de la misère. Votre sort est moins triste.

Mais je sais, Madame, que ce n'est pas l'argent qui vous a incité à me téléphoner. C'est la dignité - et c'est bien plus important. Il fut un temps où la propriété ne pesait pas cher face au négoce. Vous eussiez été plus malheureux qu'aujourd'hui. Ce temps semble révolu. Le négoce de Bourgogne est toujours puissant, il se partage entre de grands vins et de petits vins, mais vous n'avez plus besoin de lui. Car la planète est au courant de la valeur de vos vins; et la planète achète.

Elle achète, la planète. Je veux dire par là , quelques dizaines de milliers de milliardaires qui ne boivent que le meilleur- ils ont pris la place des tsars de Russie, des rois du caoutchouc ou du nickel. Et des millions de par le monde qui adorent les grands vins de France et les cherchent en vain. Là est le problème: si un premier cru du Médoc peut offrir trois cent mille bouteilles bon an mal an, le petit domaine C. est très loin de suffire à la demande. Alors il doit choisir, sélectionner. Alors, surtout, il doit refuser.

Et ici j'interviens. Vous m'avez, Madame, interrogé sur l'origine des vins que nous vendions à Bernay. Je n'ai pas, légalement, le droit de vous répondre. D'ailleurs, quelle importance ? Je me rappelle vos mots: " Si ça continue, on finira par ne plus vendre aux particuliers, si c'est pour qu'ils les passent en vente aux enchères. On ne vendra plus qu'aux professionnels". Allons-y. J'ai réfléchi à cette lettre plusieurs mois avant de vous l'envoyer. Vous ne me croirez peut-être pas, mais mon principal souci était de ne pas vous causer de peine.

continue: ça continue. Le 17 Avril à Bernay,nous vendrons 200 bouteilles de Meursault et Corton-Charlemagne du domaine C.., dont vous ne saurez pas l'origine. Nous les vendrons, je l'espère, cher. particulier: c'est la bonne clientèle, celle des médecins et des amoureux. Je ne connais aucune profession où les gens soient aussi passionnés, accueillants et disponibles que les viticulteurs. C'était votre force, Madame, votre indépendance. C'est peut-être votre fidélité, et finalement votre servitude: vos vieux clients fidèles amoureux. Beaucoup, et je m'en félicite, n'achètent vos vins que pour les faire vieillir dans leur cave. Je dois à un de vos clients du Calvados d'avoir souvent goûté vos Meursault; il m'a averti qu'il n'en vendrait jamais. Bravo ! Certains en revendent. Leurs besoins sont multiples, mais ils vendent souvent plus par nécessité que cupidité. Allez-vous les guetter, les questionner ? Qui revendra ? Ces jeunes amoureux fauchés, ce car de notaires en goguette spéculative, ce gros banquier sincère ? Et sachez qu'ils vendent souvent le coeur gros.
professionnels: " on ne vendra plus qu'aux professionnels". La tâche du commerçant est d'acheter pour revendre plus cher. Cela est justifié par l'argent qu'il immobilise et par le risque qu'il encourt. Et cela est un métier . L'argent que gagne le professionnel, vous le comprenez. C'est son travail, qui travaille mérite salaire. Vous vendez aussi du vin à de grands restaurants, car eux les servent dans les meilleures conditions, pour la plus grande gloire de la cuisine française; Mais , vous l'ignorez peut-être, certains d'entre eux, sitôt reçu vos vins, les revendent aussitôt, gardant juste de quoi faire bonne image sur la carte des vins.

Maintenant, Madame, permettez-moi d'abandonner le rôle de pamphlétaire pour celui de conseiller. Si vous avez bien lu ce qui précède, vous penserez, je l'espère, que je suis de votre bord. Certes, je suis expert en vins, et à ce titre je suis chargé de la vente de vins qui ont été déjà vendus. Certes, je donne des cotations, et je permets aux vendeurs des plus-value sur les vins qu'ils vous ont achetés. Mais je respecte ceux qui produisent ( depuis des années, je mets en valeur dans mes catalogues les vins du Layon et de Savennières, des vins que j'aime, et dont les acheteurs ne sont pas friands). En effet, mon marché est un tout petit marché. Des négociants, et des amateurs qui essayent d'acquérir quelques bouteilles que vous ne pouvez pas leur vendre, faute de disponibilités. C'est à votre honneur de respecter les accords anciens avec des particuliers. C'est à votre honneur de servir en premier la grande restauration. Mais l'argent, dont nous connaisssons vous comme moi la valeur et l'usage, n'est pas destiné qu'aux intermédiaires entre le propriétaire et le consommateur.

Alors il m'est venu quelques idées. Et, j'y pense tard tant cela est vieux pour moi, peut-être avez-vous l'impression qu'une vente aux enchères est dégradante; et signifie pour les vins présentés honte et relents de faillite. C'est faux. Le marché de l'art, c'est aux enchères qu'il se passe. Si les vins des Hospices de Beaune se vendent si chers, c'est parce qu'ils se vendent aux enchères. Même, certains vins rares d'Allemagne sont exclusivement vendus aux enchères. Le marché des ventes aux enchères est, de loin, le principal, pour les vins rares et de collection. Il est simple et franc: le dernier enchérisseur est l'acheteur. Et quand nous présentons quelques-une de vos précieuses bouteilles comme "le meilleur de l'appellation", c'est une publicité que vous envieraient bien de vos voisins.

Madame, je suis bien conscient des questions que vous posent la multiplication des ventes publiques de vos vins. Je n'en suis que le médiateur, une fois de plus. Il me reste à vous persuader que vos intérêts peuvent rejoindre les miens. Car je n'ai pas pour rien réfléchi plusieurs mois sur cette vente de vins du domaine C. . Vous avez choisi la vente à la propriété, et elle vous oblige à faire des choix. Mais les autres ? Ceux qui cherchent désespérément, pour le réveillon de l'an 2000, une bouteille de chez C. ? Ou d'un autre de vos confrères vignerons comme vous incapable de fournir à la demande ?

Alors, voilà : je voudrais organiser chaque année une belle vente publique de vins récents. On y trouverait quelques caisses de chacun de ces domaines confidentiels. Ce serait une vitrine des meilleurs producteurs français. Ils y vendraient bien leur vin, et chaque amateur aurait la possiblité, au moins théorique, d'acheter quelques flacons. Bien sûr, la loi du marché jouera. Mais, pour une fois au moins, l'offre aura été publique, les bouteilles visibles, l'achat possible. Et le vigneron touchera tout le fruit de son travail.

Expert en ventes publiques, j'ai voulu cettre lettre publique. Pour faire connaître notre travail et la manière dont nous le pratiquons. Pour dédramatiser ce qui n'est que le résultat de la qualité, et l'application des lois de l'offre et de la demande. Et pour cette proposition à laquelle je crois fermement. Je vous prie de bien vouloir partager avec votre mari, Madame, l'assurance de mes sentiments les plus dévoués.

Le vin à table, on en parle

Publié pour la première fois en 1999: Le vin à table, on en parle

Ne dites pas: "ce vin est complètement piqué, on dirait le vinaigre que faisait mon père dans un vieux tonneau."
Dites plutôt: " La présence d'acide acétique est prononcée. Ca me rappelle qu'il a beaucoup plu cet automne-là. Figurez-vous que nous devions partir en Espagne et que..." ( enchaîner sur n'importe quoi d'autre).

Ne dites pas: " ce vin est mort, il a dépassé son âge". Ce n'est pas respectable.
Dites plutôt: "voilà une bouteille vénérable. Elle est chargée du poids des ans. Le vin est évolué, avec des nuances brunes. Le nez est assez sec. En bouche, il est fluide, pas très long. L'arrière-bouche est plutôt courte. Bref, il est temps de le boire".

Ne dites pas: "ce chinon rouge est complètement vert".
Respectez les goûts et les couleurs. Dites plutôt: "on sent dans ce cabernet l'astringence des cabernet à juste maturité. Il est clair que les conditions météorologiques n'ont pas permis de récolter des raisins très sucrés. Mais ce goût de poivron est très typique de la région".

Ne dites pas: "Cà, du Sauternes ? Pour moi, c'est du jus de raisin avec une louche de sucre de betterave !". Vous pourriez froisser votre hôte.
Dites plutôt: " On distingue bien dans ce vin la fluidité du sauvignon non surmûri, et la puissance de la liqueur possiblement allogène qui le contrebalance".

Ne dites pas: " Votre rosé de Provence glacé est très bien: il va avec tout... c'est-à-dire avec rien !"
Ce n'est pas délicat lors d'un déjeûner champêtre. dites plutôt: " Voilà un bon vin de soif: il n'accroche pas le palais, il laisse s'exprimer la salade niçoise... d'autant plus qu'il est vraiment bien frais."

Ne dites pas: " est-ce que c'est normal que les bulles du champagne soient grosses comme des bulles de savon ?" Ca gâcherait le réveillon.
Dites plutôt: "Ce champagne est vineux, il a du corps, c'est une belle expression du pinot noir, et ses bulles sont de taille régulière".

Ne dites pas: "Pourrais-je avoir un peu de cannelle pour mettre dans mon vin chaud ?" Ca pourrait refroidir l'atmosphère.
Dites plutôt: " Je n'aime pas le vin trop froid, les arômes ne se développent pas. Ici, on sent bien le bois, le cuir et la vanille. Et l'alcool est présent, on n'est pas volé !"

Ne dites pas: " C'est la première fois que je goûte du Chambertin. Dommage que ce soit sur des artichauts".
Dites plutôt: " je prendrai un peu d'eau, s'il-vous-plaît. Je vais laisser le vin s'épanouir quelques minutes dans son verre".

Ne dites pas: "Avec votre chardonnay désacidifié et votre Saint-Emilion décharné, on pourrait faire une sacrée vinaigrette pour la salade !"
Dites plutôt: "Ah, le monde du vin. Quelle terre de contraste ! Voilà un blanc tout en rondeur, d'une consistance presque huileuse, qui vous emplit la bouche... et voici un rouge nerveux et élancé, qui vous la dégraisse !"

Ne dites pas: " Quelle horreur, il est complètement bouchonné !".
Dites plutôt: " je me demande s'il ne gagnerait pas à une longue aération. On pourrait essayer autre chose en attendant " ( et d'ici là vous serez parti).

Ne dites pas: " Merci pour le fond de la bouteille, j'ai hérité de tout le dépôt".
Dites plutôt: " Les vignerons modernes ont une fâcheuse tendance à surfiltrer leur vin, ce qui les dépouille de leur matière. On voit bien que celui-ci est fait à l'ancienne, avec de la vraie lie..."

Ne dites pas: "Belle robe encore assez sombre, mais avec des notes d'évolution. Parfumé, typé de cabernet-sauvignon, avec des touches de cannelle et de girofle, et une pointe originale de goudron. Très élégant en bouche, soyeux, bonne longueur. Finit agréablement. Pas un poid lourd, mais un vin de classe, de très bon terroir. Je le vois en Médoc, sans doute à Margaux. A mon avis, Rausan-Ségla 1985 !"
Ne dites pas ça, voyons ! Tout le monde sait que vous êtes passé par la cuisine en rentrant.

Ne dites pas: "tiens, une tisane de chêne. Il y a du vin, après ?" Songez au travail et au coût des barriques neuves.
Dites plutôt: Voilà un vin bien boisé. La barrique neuve l'a doté de tannins puissants. Il a des arômes caractéristiques de chêne, de vanille et de clou de girofle. Elevage de grand luxe, assurément".

Ne dites pas: " tiens, le beaujolais est à la banane, cette année. On dirait les petits pots de mon dernier".
Dites plutôt: " C'est incroyable ce qu'on peut faire faire aux levures ! Ce vin est déjà extrêmement aromatique un mois après la vendange !"

Pour Robert Parker

Publié pour la première fois en 2000: Pour Robert Parker

Cette fois-ci, ça explose. Il y a près de dix ans que des propriétaires bordelais- et non des moindres- me parlaient de Robert Parker comme "l'homme à abattre" ( considérant sans doute que l'on doit combattre l'adversaire avec les armes usuelles de son pays).
Il y a longtemps que, dans le métier que j'exerce et qui consiste à prévoir le prix de vente probable d'un vin, je considère les notes de M. Robert Parker comme des mercuriales anticipées, puisqu'elles ont une influence directe sur les prix de vente.
Il y a quelques années que j'ai renoncé à chercher à convaincre mes plus fortunés acheteurs que les grands vins devaient être gardés quelques années en cave avant de mériter les notes qui leur sont attribuées.
Et aussi que, par souci de déontologie, j'ai renonçé à vendre des Bordeaux en Primeurs en usant des possibilités multiples de connaître les notes de Robert Parker avant leur publication.
La chasse est lancée. Non sans arguments valables: mais ces arguments sont des aveux de faiblesse: les commentaires, revendiqués comme tels, d'un seul homme, fût-il ancien avocat, ont réussi à influencer le faire du vin, son appréhension, et même sa place sur la table.
Quand monsieur Charmolüe, dont le Montrose 1990 a connu un destin imprévu par suite d'une note très laudative, s'insurge contre le traitement que Robert Parker réserve à son 1999, on comprend l'amertume d'un viticulteur qui a fait du mieux qu'il a pu avec ce que la nature lui a donné.
Mais le consumérisme que nous apporte l'Amérique n'a que faire du climat: seul compte le résultat.
Monsieur Parker est un grand amateur de vin. Vous préfèreriez être notés par un fonds de pension qui vous donnerait des critères de rendement optimal ?.
Quand monsieur Jean-François Moueix juge utile de défendre Robert parker dans une lettre ouverte, c'est l'homme honorable qu'il défend, et non les cotations. Les cotations sont ce qu'elles sont: l'expression de l'appréciation d'un dégustateur, un bon, parmi d'autres. Mettre en doute l'honnêteté de ces cotations est peu correct.

M. Parker goûte beaucoup et note selon son goût, comme moi, toi, et beaucoup d'autres. Certes, il a - mais il le revendique- un goût particulier, qui lui fait préférer les vins puissants et fruités et l'enclint à attribuer des notes très, très élevées à des vins californiens qui nous semblent trop faciles.
Certes, il se préoccupe peu, en bon anglo-saxon, de la disposition des vins à être bus à une bonne table, ce qui est un travers bien latin.
Mais enfin ! Que cet homme goûte les vins et les note, c'est bien son droit !
Que ses ouvrages, qui sont les mieux composés ( et distribués) soient achetés, c'est une preuve de l'intérêt de ses lecteurs. Seul un américain pouvait écrire ces écrits qui sont à la fois la Bible et le Reader's Digest.

Le procès de l'avocat Parker ne fait que commencer:
y défileront des témoins à charge: "- depuis vingt ans, jamais plus de 80"
des témoins à décharges: "-jamais moins de 88, un honnête homme, monsieur le Président"...
Et peut-être qu'en fin d'audience un avocat des parties civiles posera la seule question qui vaille: " - Mais, vous qui critiquez, et dites à juste titre qu'on ne peut juger sereinement un vin qui n'est même pas fini (...), qu'est-ce qui vous oblige à vous plier à ces dégustations de nouveaux-nés ? L'argent ? Vous en avez. L'envie de faire plaisir à la Place ? Elle achète et revend aussitôt vos produits. Le plaisir d'être dans le coup ? Il n'est pas loin du couperet.
Et il poursuivra: Ce monsieur Parker, vous lui reprochez d'avoir médiocrement noté vos vins ? Des vins que vous lui avez vous-même donné à goûter, par libre choix ! Et en plus vous vous plaignez !"

Argument imparable s'il en est. On ne crache pas dans la bouillie bordelaise. Pour en revenir à monsieur Robert Parker, son influence est la conséquence des privilèges que lui accordent les châteaux de Bordeaux.

La notation de qualité des vins

POURQUOI LA NOTATION VINORUMCODEX ?
Par Gilles du Pontavice, expert en vins.

La notation VinorumCodex est un système qui combine une note par lettres de A à E et un nombre de lettres variant de 1 à 5. Par le panachage des lettres, ce système permet 86 combinaisons différentes. Chaque réponse sur VinorumCodex.com, donne la combinaison de lettres et son commentaire. J'ai imaginé ce système en 1993 quand j'ai commencé à éditer une petite lettre d'information appelée Enchères et en Vins, qui a finalement donné naissance à la base de données VinorumCodex.
La raison était que je n'étais pas satisfait des deux systèmes de cotation existant. Le premier est un système par étoiles, utilisé notamment par le Master of Wine anglais Michael Broadbent, qui permet une vingtaine de cotations différentes. Le second est une cotation en points sur une échelle de 100 points, utilisé notamment par le magazine américain Wine Spectator et par le critique américain Robert Parker dans son magazine The Wine Advocat, qui permet une trentaine de cotations différentes.
L'objet de cet article est de faire une analyse de chacun de ces systèmes. Il a été écrit avant la sortie du film Mondovino. Les exemples pratiques sont tirés de deux ouvrages emblématiques :
Le livre des millésimes, Les grands vins de France, de Michael Broadbent, Editions Scala, 1993.
Le Guide Parker des vins de France, de Robert Parker, Solar, 2001.
Pour m'en tenir à des ouvrages que le lecteur français peut trouver, j'ai utilisé ces deux ouvrages dans leur traduction française. Même si les auteurs restent responsables des traductions, l'utilisation des versions françaises doit nous rendre indulgents envers l'indigence possible du texte. Ces deux ouvrages ne parlent que des vins français, ce qui est bien sûr réducteur. Pour gagner en concision, j'utiliserai parfois dans cet article les abréviations MB et RP pour désigner ces deux grands écrivains du vin.

Michael Broadbent est aujourd'hui un vieux monsieur. Anglais, parfait gentleman, il a acquis sa notoriété en dirigeant le département Vins de la maison de ventes Christie's à Londres et un peu partout dans le monde. Il est aussi francophile : " J'admire les Français, leur goût, leur indépendance intellectuelle, leur gastronomie et par-dessus tout, leurs vins ".
Robert Parker est avocat. Passionné de vin, il a lancé une lettre d'information qui a connu un grand succès et donné lieu à de nombreux ouvrages. Il est aussi francophile. Il va de soi que, personnellement, je me sens plus proche de Monsieur Broadbent que j'admire, que de Monsieur Parker que je respecte. Le métier d'expert consiste à pouvoir donner une estimation de prix pour n'importe quel vin en bouteille, et si possible une estimation de la qualité. Le métier de critique exercé par RP s'inscrit dans une logique consumériste et donne des conseils d'achats et de consommation des vins. L'expert est historien, le critique suit d'abord une actualité.
Je suis expert en vins depuis 1990. Voici maintenant une analyse de ces deux ouvrages.

INTRODUCTION

L'introduction de Broadbent est courte : quelques phrases sur son amour du vin, la notion de millésime mise au centre du propos, le système de notation, la dégustation. L'introduction de Parker est un peu plus longue. Elle donne le plan de l'ouvrage, décrit le système de notation, explique la déontologie du critique : indépendance, avec une référence à l'éternel candidat à la présidence des USA Ralph Nader, courage, expérience, responsabilité, franchise.

COTATION DES VINS

C'est indéniable, une note de qualité d'un vin, quelle qu'elle soit, est réductrice : d'une part, elle est établie à un instant de la vie de ce vin, qui est né, vit et mourra ; d'autre part elle est personnelle, ou tout au plus issue d'un groupe de dégustateurs, et non scientifique. Tant mieux ! C'est ce qui permet de classer les grands vins au rang des oeuvres d'art, et non au sein de la production agricole de qualité, ce qu'ils sont à leur fabrication. Cette dimension spirituelle du vin n'échappe pas à nos deux auteurs :
" Les vins sont comme les êtres humains, variables à l'infini, fascinants à l'extrême ". MB
" (...) les grands vins, comme la grande musique ou la peinture de haut vol, font l'unanimité, même s'il est pratiquement impossible d'en donner une définition précise ". RP

Comme tous les amateurs, nos deux critiques ont une haute idée du vin. Pour Robert Parker, c'est un produit de l'activité humaine parmi les plus nobles. Pour Michael Broadbent, c'est quasiment un être vivant. Ce produit, reste à en donner connaissance. Le discours sur le vin a considérablement évolué au XX° siècle. Très timide au XIX° siècle, il donnait seulement quelques indications générales. Il est aujourd'hui pléthorique, et nous en donnerons quelques exemples. Mais aucun media donnant une critique des vins ne saurait aujourd'hui se passer d'une synthèse, d'une qualité résumée en quelques caractères typographiques. On peut le regretter, mais c'est ainsi.

Voici donc les raisons pour lesquelles MB et RP ont choisi le leur. MB utilise dans ses dégustations une grille chiffrée : " (...) sur 20 : 3 points pour l'aspect, 7 pour le nez, 10 pour la bouche et l'impression d'ensemble ". Il complète cette note sèche par des impressions écrites dans de petits carnets. Il pense que l'erreur est humaine et " les variations infinies ". Il a donc gardé pour lui ses chiffres et donne comme notes des étoiles, de 0 à 5, de mauvais à exceptionnel. L'espérance de vie d'un vin est indiquée par la mise entre parenthèses d'étoiles, ainsi : ***(**) est traduit par : " pas encore complètement épanoui, mais déjà agréable à boire. Sera sans doute exceptionnel à terme ". Sitôt annoncée cette notation simplifiée, MB semble regretter sa sécheresse, et rajoute souvent un commentaire.

RP utilise dans ses dégustations une note chiffrée élaborée d'une façon plus complexe. Chaque vin existant se voit attribuer 50 points, plus : - une note sur 5 points pour la couleur et l'apparence ( " puisque, aujourd'hui, la plupart des vins sont bien vinifiés (...), la plupart obtiennent 4 ou même 5 points). - une note sur 15 points pour le bouquet. - une note sur 20 points pour les sensations et la finale en bouche. -une note sur 10 points pour l'impression d'ensemble et l'aptitude au bon vieillissement. Le classement des vins est fait selon une grille de 50 à 100 points. Plus de 95 points, le vin est qualifié d'extraordinaire. De 90 à 95 points, ce sont d'excellents vins. De 80 à 89 points, ce sont des très bons vins, surtout de 85 à 89 points. RP ajoute " j'en ai plusieurs dans ma cave personnelle ". De 70 à 79 points, les vins sont de niveau moyen. En-dessous de 70 points sont les vins de qualité insuffisante.

J'ai passé des années à réfléchir sur les systèmes de cotation. Je ne suis sans doute pas le seul, mais une formation de sociologue avec option statistique m'a amené à m'interroger sur le sens de ces systèmes. La première remarque que je me suis faite et qui n'a pas varié est que le chiffre aujourd'hui l'emporte toujours sur la lettre, et encore plus sur l'étoile, à l'exception notable du guide Michelin. Pourquoi ? Nous vivons dans un monde de chiffres. La capacité de réussite d'un sport se mesure à sa capacité à produire du chiffre. Classements intermédiaires, statistiques, chiffres des salaires ont grandement contribué à la réussite du football, alors que le rugby se contentait de poules, de l'anonymat des marqueurs et de la joie de jouer. C'est ainsi. Je pense donc que la notation par chiffres est la plus populaire et la plus demandée, c'est pourquoi j'ai choisi en ce qui me concerne une notation par lettres.
Et le chiffre, qu'en pense Michael Broadbent ? La réponse est cruelle : " Le système de notation sur 100 points qui a été adopté récemment par un certain nombre d'auteurs et de journalistes n'est pas satisfaisant. Il n'est pas honnête, c'est certain, mais de plus, il juge comme s'il était possible de travailler dans des conditions hypothétiquement pures, objectives et toujours identiques ". " Il n'est pas honnête, c'est certain, mais... " est une phrase qui m'a transformé en fan absolu de Monsieur Broadbent, même si j'aime souvent des vins qu'il n'aime pas, ou l'inverse. Robert Parker n'est pas de cet avis. Il prévient de façon assidue le lecteur que les notes ne sont pas tout. Cependant " elles permettent au lecteur de juger de la manière dont un critique professionnel classe le vin parmi ses pairs ".

Dans des ouvrages plus anciens, RP précisait : " Quelle est la différence entre deux vins, tous deux très bons, notés respectivement 86 et 87 ? La réponse est simple : on s'aperçoit, en les dégustant côte à côte, que le vin noté 87 est légèrement meilleur que l'autre ". Il pose ainsi une question importante pour cet article : qu'est-ce qu'un vin meilleur qu'un autre ? est-ce qu'on peut déguster un Muscadet 87 à côté d'un Pauillac 86 et trouver l'un meilleur que l'autre ? La première réponse, découlant de ce qui est plus haut, est que cela dépend du statut que l'on accorde au vin. Est-ce une production agricole dont on peut classer la qualité ? Est-ce une oeuvre d'art qu'on peut coter sur une échelle ? Il est temps de parler dégustation.

DEGUSTATION DES VINS

Le vin n'est pas nécessaire à la vie des hommes, mais ils s'en passent difficilement. Il a une longue histoire. Il est lié au pouvoir, à la religion, à l'argent. Avant le terroir, c'est la politique qui a décidé où l'on produisait du bon vin. Le goût du vin a beaucoup évolué. La dégustation a pris beaucoup d'ampleur depuis cinquante ans. Dans la mimique d'un vigneron goûtant le vin se trouvaient sans doute les dix lignes de commentaire qu'on en tire aujourd'hui, mais cela n'était pas transmissible hors d'un cercle d'initiés. L'Art de faire le vin s'est doublé de L'art de parler du vin. Et pour cela, il faut le déguster.
Expert de l'une des deux grandes maisons de ventes publiques au monde, Michael Broadbent a eu l'occasion de déguster d'innombrables bouteilles. Il précise qu'il n'est pas un stakanoviste de la dégustation, car " ce n'est pas mon occupation principale ". C'est dans le texte qu'on découvre les circonstances des dégustations. Elles souvent drôles, car MB est un auteur plein d'humour. " dégusté au Château... à l'exceptionnelle dégustation de Lafite de X... avant une vente... à un déjeuner... à un dîner... en compagnie de jeunes sommeliers... ". Les rapports avec les propriétaires ou les négociants sont souvent relatés, parfois aussi le plat qui accompagnait le vin. MB précise dans son livre que les commentaires de dégustation " que vous lirez correspondent exactement à ce que j'ai écrit au moment de la dégustation ", alors que les notations par étoiles ont été faites ultérieurement. Même si l'on est le premier expert au monde, goûter le vin coûte cher, en achats de bouteilles, en déplacements, en temps. MB tire une bonne partie de ses commentaires, surtout sur les millésimes anciens, de dégustations géantes organisées par des amateurs fortunés. Dans son credo de l'introduction, il écrit qu'il boit du vin tous les jours, à tous les repas sauf le petit déjeuner : " mes amis le savent ". Michael Broadbent a beaucoup d'amis.

Robert Parker est un critique indépendant. Son honnêteté n'est pas contestée. Avocat du vin, il en est aussi juge :" le rôle du critique est de prononcer des jugements fiables ", écrit-il. RP insiste sur la responsabilité du critique qui doit respecter une stricte déontologie, n'accepter jamais le voyage offert ou l'hospitalité, et acheter la majorité des vins qu'il goûte. Il goûte seul : " J'estime que ( les commentaires de dégustation) émis par le consensus d'une commission sont les plus insipides et les plus trompeurs ". " Les collégialités apprécient rarement les vins de caractère ". Quand RP vient à Bordeaux goûter les vins primeurs, nous, experts ou négociants, ne le voyons pas. On lui porte les échantillons dans son hôtel. Il n'est pas facile de faire goûter ses vins par Robert Parker si l'on est un petit producteur.

IL n'y a pour l'instant pas de suite, car la suite serait un roman, et, comme l'a dit Scott Fitzelald, "on peut écrire une nouyelle en sifflant une bouteille, mais pour un roman...
7 avril 2005, C'est reparti

Et voilà, c'est reparti. Après une brève interruption de dix ans due à des circonstances absolument dépendantes de ma volonté, ou de mon absence de volonté, ce merveilleux Media qu'était Enchères et en Vins renaît enfin. Pourquoi ?

1). Parce que tout le monde fait un Blog. Pour les cadres supérieurs, c'est devenu une nécessité encouragée par la direction : moins cher que le raid Gauloises des années 80 ( on ne fume plus), moins dangereux que le saut à l'élastique des années 90 ( on ne saute plus, même protégé), le Blog est le meilleur exutoire à l'ennui du bureau, le meilleur moyen d'exprimer sa créativité sans emm… les éditeurs ( quoique je reste ouvert à toute proposition décente), et enfin un moyen de délation soft et encouragé par la direction.

2). Prce que ce merveilleux medi qu'étit Enchères et en Vins mnque. Ps seulement à ce fidèle lecteur qu'étit Jen-Luc T. de Sint-Em. ( l décence nous oblige à tire les noms des lecteurs illustres ou non), mis ussi ? plusieurs unités d'bonnés fidèles ? cette lettre d'informtion que j'imprimis lborieusement sur une photocopieuse pour étudints après l'voir tpée sur m vielle mchine ? écrire où mnquit la lettre ? parce que Pérec vit écrit dessus uprvnt . Certes ce n'étit ps le Wine dvoct, mis c'étit mrrnt qund même.

3). Parce que tout le monde fait un Blog. Ma fille a fait son Blog en 2002, avant tout le monde, mais elle avait l'excuse d'avoir 11 ans, et il surpasse largement tout ce qui a suivi. D'ailleurs, tout Blog est censé être le meilleur, en sa discipline, qui est censé être universelle. Vous avez un travail ? Faîtes-le savoir par un Blog. Vous n'avez plus de travail ? Faites-le savoir par un Blog. Vous voulez dire votre opinion ? Faites-le savoir par un Blog. Vous êtes ancien journaliste en mal de papier ? Faites un blog. Vous voulez annoncer une révélation, par exemple que " 2004 est à Bordeaux le millésime du siècle* " ? Ecrivez-le dans votre Blog.
* par la quantité.

4). Pour parler de soi. Tout le monde a droit à un quart-d'heure de célébrité, a dit je ne sais plus qui. Pourquoi pas moi ? Je suis moi aussi capable d'écrire pendant des heures sur mes rosiers et sur mon chien, qui s'appelle P. et est mieux élevé que la plupart des chiens acteurs dans Mondovino. La pudeur et l'élégance sont finalement peu rentables.

5). Pour l'argent. Je viens de recevoir le chèque de mes droits d'auteur pour l'année 2004. Contrairement au millésime à Bordeaux, c'est plus intéressant en qualité qu'en quantité. C'est en tous cas inférieur aux besoins de ma famille et aux ambitions de ma cave personnelles. C'est totalement insuffisant pour m'accorder deux jours de chasse par semaine. De plus, mon activité d'expert en vins du Grand Ouest est limitée par le rayon d'action de mon véhicule et la quantité de vins proposés aux enchères par an. En outre, j'arrive à un âge où il est bon de recycler ses œuvres de jeunesse, l'inspiration se faisant rare. Par ailleurs, mes bons amis me disent que " tu devrais écrire un livre ", considérant que les deux douzaines que j'ai signés sont un entraînement. Il est vrai qu'ils pensent à un roman, et ça, c'est pas facile, à moins d'être doué ou journaliste ou déjà connu pour autre chose, ou sportif de haut niveau.

De plus, ne pas oublier que le but ultime de ce Blog est d'attirer des abonnés à www.VinorumCodex.com, qui est la plus grande base d'estimations de vins au monde, et dont ce Blog sera le pendant exutoire du sérieux absolu ( 30 euros par an).

Les articles anciens sont extraits soit de la revue Enchères et en Vin, soit du site
vins-encheres.com
16 avril 2005: A commander: J'attends mes primeurs, J'élève mes primeurs.

Ces deux nouveaux ouvrages pratiques et disponibles en souscription, publiés par deux éditeurs différents, mettent en lumière les caractéristiques profondes de l'acte de conclure une "transaction" en primeur. Une "transe-action" en effet, car cet acte est à la fois une action au sens kantien du terme ( quoique...), j'agis, j'évolue, je me construit en construisant ma cave, et une transe, où l'on trouve autant la peur de manquer, la ruée pour être-le-premier-servi ( comme à la cantine), un état second qui nous entraîne loin du rationnel, qu'une danse propriatoire exécutée à l'intention de celui qui peut satisfaire le voeu ( en l'occurence, le propriétaire de Pomerol).

Dans J'attends mes primeurs, tout découle du début: avant il n'y a rien, pas de souvenirs, que des bruits confus. La gestation du millésime, on le sait, obéit à des règles assez générales. Pour l'acheteur, se succèdent dans l'ordre la météorologie de l'année dont il n'a qu'une vague idée - les premières revues de presse annonçant "qu'on a vendangé les Graves blancs en août" - puis vers novembre l'annonce par la presse généraliste d'un millésime exceptionnel, voire jamais vu depuis 1893 - enfin en mars quelques signes annonçant qu'il y aura des dégustations en avril. Tout cela ne sont que des prémices.
La conception des primeurs aura lieu dans un savant ballet, d'avril à juin. C'est là qu'intervient la transe dont nous parlons plus haut. Elle tient au concept de "prime-heure": si je ne suis pas sur les rangs à la prime heure, ce sera trop tard tout-à-l'heure. Mais la prime-heure n'annonce pas son heure. D'où cette angoisse permanente de l'attente. D'où cette veille permanente de l'intellect, source de névroses et d'insomnies.
L'achat effectué, l'angoisse devrait normalement retomber. Il n'en est rien: d'autres questions viennent se rajouter aux questions: serai-je livré? Est-ce que j'ai fait des économies? Est-ce que le vin sera bon? Est-ce qu'il sera moins cher en FAV (Nous n'avons malheureusement pas pu découvrir la signification de ce sigle réservé aux initiés)?
D'autant plus que la structure linéaire du système des primeurs se complique depuis quelques années d'une superposition de couches qui accroît l'anxiété. En témoigne ce discours relevé dans le cabinet d'un primanalyste réputé:
"Je ne sais plus quoi faire. Tout me dit que je dois acheter des 2004, bien que les vins soient chers et le millésime moyen; tout - car il faut que j'achète des primeurs chaque année. En même temps, quand je vois que Cheval-Blanc 2003 est encore en vente primeur avec une augmentation négligeable, j'ai bien envie d'en prendre; je n'en avais pas pris l'année dernière, car je trouvais ça trop cher. Mais c'est peut-être un meilleur rapport qualité-prix que les 2002, bien que ça soit bien plus cher que les 2001 de l'hyper d'en face. Je pensais financer les 2004 en revendant un peu de 2000, mais ils valent la moitié d'en primeur, on dirait des 1997!..." etc,etc... Une logghorée préoccupante et qui touche de plus en plus de patients, à laquelle le thérapeute ne peut pour l'instant apporter qu'une écoute attentive, sans proposer de solution.

J'attends mes primeurs, Editions de l'Expectative, 120 pages, présenté en coffret bois. Livraison au premier semestre 2007. Tarif de souscription: jusqu'au 30 juillet 2005: 30 euros. Du 30 juillet 2005 au 30 juillet 2006: 35 euros. Du 30 juillet au 31 décembre 2006: 40 euros. En librairie début 2007: 20 euros.


J'élève mes primeurs est un ouvrage sensiblement différent, s'il aborde le même processus. On peut le lire comme un thriller où se succèdent les coups de théâtre. L'objet psychanalityque repose sur la fixation. On connaît depuis Freud le caractère de la fixation. Il s'agit ici de la fixation des prix de sortie des primeurs, selon un process complexe où l'affirmation de l'ego tient une part dominante. "Si mon prix est bon, je vends bien mon vin et je suis considéré; si mon prix est trop élevé, je ne vends rien; si mon prix est trop faible, les voisins se foutent de moi". L'enjeu est vital. Le "prix-meurt" ne donne qu'une seule chance. Sa fixation obéit autant à la logique qu'à l'intuition.
Ensuite, c'est l'élevage proprement dit. Pour ça, on fait comme d'habitude.

J'élève mes primeurs, collectif, Fédération de l'Agriculture et de l'Elevage, 12 pages, présenté en coffret bois. Livraison au premier semestre 2007. Tarif de souscription jusqu'au 30 juillet 2005: 30 euros. Sera sûrement épuisé ensuite.
Note de l'auteur. Contrairement à ce qui a pu être cru, le texte ci-dessus ne doit pas être pris au premier degré.

lundi, février 13, 2006

10 janvier 2006: Sugar m'a tuer

En ce début d'année, je vous apporte au nom de VinorumCodex.com mes meilleurs voeux pour un an de dégustation mémorables et plus sobres. Plus sobres? Oui, car on peut toujours rêver d'une desescalade dans un monde de vins costauds et trop alcoolisés. Cette surenchère dont il est trop facile d'attribuer l'origine au "goût américain", elle est due en fait à l'ensemble de la filière: tant les producteurs bourguignons que ceux d'Alsace, les dégustateurs et les sommeliers..
Une lueur d'espoir me vient à la lecture de la Revue du Vin de France de novembre 2005 ( il n'est jamais trop tard pour l'ouvrir), dans laquelle j'ai relevé cette phrase qui me semble la plus importante de l'année:
"Il faut purement et simplement interdire la chaptalisation et les méthodes d'enrichissement." Pas moins!
Sous la plume exercée de Bernard Burtschy, dans la première revue française traitant du vin, et même sur une page "humeur", cette phrase audacieuse devrait sonner comme un coup de tonnerre dans le monde viticole. Je n'en ai pas vu beaucoup d'échos, aussi j'y apporte mon humble coup de pouce.
Interdire la chaptalisation? Ca veut dire quoi? Ca veut dire des années sans Chambertin ( il faut 11,5° d'alcool et certaines vignes n'en sont plus capables en année froide). Des années sans Bonnezeau ( il y faut 13,5° d'alcool potentiel). Des années sans Sauternes ( il y faut 13° d'alcool potentiel). Quant au Champagne... Certes, dira-t-on, ces Chambertins, ces Bonnezeaux et ces Sauternes n'en sont peut-être pas vraiment. Mais ils existent et se vendent sans peine. Sans parler des Bordeaux qui font allègrement 13° alors qu'ils étaient si bons à 11 naguères.
On connaît les causes premières de cet emballement pour l'alcool: en gros, l'influence anglo-saxonne pour des vins de pure dégustation contre l'habitude latine de boire à table des vins rafraîchissants et se mariant avec la cuisine. Quand un dégustateur dit d'un vin du Languedoc: " C'est du Porto...!", curieusement, c'est un compliment. J'aurais pensé le contraire. J'ai trouvé l'autre jour un vin de Californie qui titrait 15,8°. Je me souviens d'avoir goûté des cabernets francs de 14,5° en Anjou, après la récolte 1989. "Heureusement, me disait le vigneron, j'ai des cuves à 12° pour équilibrer." Aujourd'hui, il pourrait en faire une cuvée spéciale en priant pour se voir refuser l'agrément, refus garant d'une plus-value certaine.
La littérature des forums n'est pas en reste, avec l'apparition du terme de "fou furieux", qui désigne un viticulteur qui prend des risques ( "insensés, forcément insensés") pour vendanger à très haute maturité. Pas besoin dans ce cas de chaptalisation, je suppose, mais après, comme le dit Burtschy: "une seule cuiller suffit".
Cette évolution n'est pas saine. Elle n'est pas saine pour la santé. Elle n'est pas saine pour l'éducation des jeunes, dont pour beaucoup le palais ne reconnaît plus les nuances d'un vin de Bordeaux. Elle est suicidaire pour le vin français, qui voudrait lutter contre les tropiques. D'autant qu'elle se double d'un phénomène aussi pernicieux, qui est la présence de sucre résiduel dans les vins. Chez certains producteurs d'Alsace, les vendanges tardives ressemblent aux sélections de grains nobles, ce qui n'est pas grave; mais les vins secs ressemblent aux vendanges tardives, ce qui l'est plus. Des vins rouges sont sucrés. La combinaison de l'alcool, du sucre et souvent du bois étouffe le terroir et le raisin. Elle permet de boire les vins plus jeunes, "sur leur fruit", comme on dit, mais en se privant de la combinaison subtile qui fait les vins de garde. Au secours! Le sucré est la saveur la plus élémentaire. Les vins sucrés sans raison sont des vins régressifs, qui flattent un plaisir enfantin. L'acidité est devenue un gros mot. L'amertume, autrefois on disait la noble amertume, est synonyme d'ennui. Les notes de dégustation de certains vins de la Californie française évoquent une carte de fast-food.
Faut-il interdire la chaptalisation? Je n'en sais rien et ne suis pas compétent pour en juger. En tous cas, il est temps de réfléchir sérieusement à cet artifice, qui est souvent devenu un médicament pour soigner des moûts déséquilibrés. Laissons le mot de la fin au comte Chaptal, justement, dont le nom est passé à la postérité:
"Tous les vins naturels ont un bouquet plus ou moins agréable. Il en est même qui doivent une grande partie de leur réputation au parfum qu'ils exhalent. Le vins de Bourgogne est dans ce cas-là. Ce bouquet se renforce par la vétusté ( le vieillisement ). Il n'existe que rarement dans les vins très-généreux, ou parce que l'odeur de l'alcool le masque, ou parce que la forte fermentation qui a éténécessaire pour décomposer tous les principes, le fait disparaître ( dernière formule plus contestable)."
( Texte de 1819)