mardi, février 14, 2006

A lire: Le goûteur et le voluptueux

Publié pour la première fois en septembre 1997
A LIRE : LE GOUTEUR ET LE VOLUPTUEUX

C'est un recueil de notes, pensées et actions de l'oenologue Jacques Puisais, mises en scènes par l'écrivain Nicolas de Rabaudy. L'éventail parcouru est vaste, mais toujours traversé par un humanisme et une bonté qui rassasient l'âme et le palais. Pas de doute: la philosophie du vin et de la nourriture du professeur Puisais est bien latine (cf Enchères et en Vins N°16), à la recherche du plaisir et de l'équilibre plus que de la performance héroïque.

Au mot "héroïque", je sens que vous devinez de qui l'on va, encore parler ! Hé oui, c'est Bobby ! Ici le système Parker est bien expliqué; Jacques Puisais et Nicolas de Rabaudy, comme bien d'autres, s'inquiètent de la dérive vers des vins rouges d'extraction trop poussée et de boisé vulgaire, ou des liquoreux candidats dans "la course infernale aux degrés potentiels": les problèmes que nous pose Robert Parker ne sont pas dans la formulation de ses notes ou ses goûts personnels ( qu'il rappelle sans cesse n'être que personnels), mais dans l'interprétation qu'en font les esprits et les palais paresseux: la perversion réside dans l'introduction du chiffre dans le domaine artistique, si l'on veut bien considérer les grands vins comme des oeuvres d'art nées de la terre; je me souviens avoir lu ( mais où ?) que la réussite d'un sport tient à sa capacité à générer du chiffre ( classements, statistiques, probabilités) qui fixent l'attention du spectateur sur canapé.
Il en va de même pour les vins. Qu'est-ce qu'un 95/100 ( car c'est en définitive ce qu'on retient du classement) ? C'est un meilleur vin qu'un 90, et tout est dit. Un peu simple ! Du temps révolu où on accordait aux vins de la cuisse ou du corps, on était quand même plus explicite que ce jugement qui sonne comme l'énoncé du tour de poitrine d'un mannequin.
Puisais, lui, nous explique doucement, mais d'une manière implacable, qu'un vin n'est qu'un élément de la vie, qu'on ne saurait trop isoler, sauf pour des besoins d'analyse délimités, d'où le plaisir n'est quand même pas absent.

Comme Renvoisé, mais un Renvoisé souriant, il pose plus de questions qu'il n'assène de réponses.
Parmi ces questions, celle fondamentale, et naturelle aux vrais ruraux, de l'origine des produits: une tomate, ce n'est pas une tomate parmi tant d'autres, mais une tomate d'ici, ou de là, de telle nature...
Puisais préconise l'unité de lieu, l'accord inné des mets et des plats voisins, le bonheur dans la simplicité apparente. Prophète du plaisir, il n'hésite pas à se lancer dans l'antre du dragon de la Foire de Paris, " ce capharnaüm à cauchemars tout droit sorti de la défonce du consommateur" pour sauver par une conférence savante et gourmande quelques "frères de race, distraits du divertissement pascalien par les hochets du trompe-l'oeil en série !"
Car l'homme de science est aussi un pédagogue qui fait goûter les légumes aux enfants pour leur redonner le goût des racines. Encore plus passionnant, le Puisais intime dévoilé chez lui, qui couve sa cave de six cent crus, prête l'oreille à ses radis et fait parler les haricots ! Chaque aliment doit dévoiler son pedigree pour avoir droit de cité chez lui. Et il s'insurge avec bon sens contre les trafics alimentaires en tous sens (1).

Bref, voilà un livre qui ne laissera personne indifférent, car chacun s'y retrouvera et voudra s'élever avec lui. Moi, par exemple, qui lis en ce moment le chapitre consacré au pain ( le bon pain "unifie les quatre saveurs de base, le sucré, le salé, l'amer et l'acide"), tandis que Bleuzen est en Centre-Bretagne pour apprendre à faire du vrai pain en compagnie d'un ami sculpteur à la recherche d'un matériau noble; quelle heureuse coïncidence !

Jacques Puisais. Nicolas de Rabaudy: Le goûteur et le Voluptueux. Gérard Klopp Editeur, 212 pages, 1996

(1). "Que se produirait-il donc si, au lieu de végétaux, le boeuf se mettait à manger de la viande ? (...) Il se remplirait, notamment, d'acide urique et d'urate. Or l'urate a quant à lui des habitudes particulières. Les habitudes particulières de l'urate sont d'avoir un faible pour le système nerveux et le cerveau. Si la vache mangeait directement de la viande, il en résulterait une sécrétion d'urate en énorme quantité, l'urate irait au cerveau et la vache deviendrait folle ".
Rudolf Steiner, inspirateur de la biodynamie (qui conclut cet ouvrage), écrivait ceci en... 1923 ! Je ne sais si la démonstration est probante, mais la conclusion est d'actualité !

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